Droits sociaux : en finir avec le non-recours
Toucher le RSA, l’aide au logement ou les allocations familiales, ce devrait être automatique. C’est ce que plaide le Secours Catholique pour lutter contre le « non-recours » aux prestations sociales, le fait que des personnes qui pourraient prétendre à des aides ne les perçoivent pas. Ce phénomène est massif, comme le souligne une nouvelle étude publiée par le Secours Catholique et l’Observatoire des non-recours aux droits et services. L’enjeu ? Mieux comprendre le non-recours, pour mieux le combattre.
«Les allocations familiales ? Je ne sais pas, l’assistante sociale n’en a pas parlé ». « La couverture maladie universelle ? On m’avait dit que c’était que pour les gens qui ont le RSA* ». « Aujourd’hui, je ne reçois rien du tout, ni RSA, ni APL* ». Ces témoignages, recueillis par le Secours Catholique et l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) rendent compte d’une réalité pas toujours visible et qui prend différentes formes : le non-recours – ou non accès – aux prestations sociales par des personnes qui y sont pourtant éligibles.
Un phénomène dont l’ampleur est mesurée chaque année par le Secours Catholique. L’association estime qu’environ 30 % des personnes qu’elle rencontre n’ont pas recours au RSA, 25 % aux allocations familiales.
Le non-accès aux droits est d’autant plus répandu qu’on l’observe sous un angle dynamique. « Lors de nos entretiens avec des personnes accueillies par le Secours Catholique, nous avons constaté que beaucoup d’entre elles, pour ne pas dire la majorité, ont été, un jour, en situation de non-recours », souligne Pierre Gravoin, doctorant en sociologie, qui a participé à l’enquête de terrain.
Ce non-recours qualifié de « temporaire » est à rapprocher d’un autre constat : les personnes qui se tournent pour la première fois vers le Secours Catholique ont plus de risque d’être concernées par le non-recours. Pierre Gravoin y voit une explication : « Le non-recours touche notamment des personnes qui entrent dans une situation nouvelle de précarité ou qui traversent un moment de flottement, de transition entre deux situations. Par exemple entre la fin des indemnités chômage et la perception d’une autre prestation, telle que le RSA. C’est aussi dans ces moments-là qu’elles se tournent vers le Secours Catholique. »
En cause dans ce non-recours temporaire : la nouveauté de la situation pour la personne concernée, la méconnaissance de ses droits, mais aussi le cumul des difficultés : « Elle se trouve atteinte sur le plan psychologique et, en même temps, elle doit subvenir à ses besoins essentiels et immédiats (manger, payer le loyer…). Ces préoccupations passent avant la demande d’accès à ses droits », précise Pierre Gravoin.
Elle ne pensait pas avoir droit à la moindre aide.
Responsable bénévole du Secours Catholique de Saint-Quentin, dans les Hauts-de-France, Pascaline a accompagné récemment plusieurs étudiants en non-recours. Notamment une étudiante nord-africaine de 22 ans venue poursuivre ses études en France avec le soutien financier de son père.
Quand cette jeune femme s’est adressée pour la première fois au Secours Catholique, c’était pour une demande d’aide alimentaire. Son père venait de décéder brutalement. Elle n’avait plus de ressources. En trois mois, sa situation avait radicalement changé. « Elle ne pensait pas avoir droit à la moindre aide », explique Pascaline, qui l’a orientée vers une demande de bourse et l’a encouragée à prendre contact avec le Crous pour étaler le paiement du loyer de sa chambre d’étudiante.
Défiance
Les changements dans nos vies (déménagement, séparation, perte d’emploi…) sont, de manière générale, des moments où l’on peut risquer une perte de continuité dans nos droits : versements suspendus, dossiers en transfert vers une autre région, un autre organisme, etc.
« Les caisses d’allocations familiales (Caf) ont ainsi pour pratique de suspendre les versements lorsqu’elles réétudient un dossier, commente Daniel Verger, l’un des rédacteurs de l’étude pour le Secours Catholique. Sur plusieurs mois, cela peut avoir des conséquences graves pour les allocataires, générer de la défiance et contribuer à éloigner les personnes de leurs droits. »
Source de défiance, également, la complexité des démarches administratives à mener pour actionner les prestations. C’est l’une des causes essentielles du non-recours repérées par l’étude. Pascaline, dans les Hauts-de-France, s’est ainsi démenée au moment du premier confinement pour débloquer les demandes d’aide au logement de deux étudiants étrangers.
« Si je ne connaissais pas personnellement quelqu’un qui travaille à la Caf, je n’aurais pas pu les aider, ce que je trouve complètement anormal », déplore la bénévole. « Et même en tant que représentante d’une association, je n’ai pas pu obtenir la ligne directe de mon interlocuteur afin de ne pas être obligée de passer par une plateforme téléphonique et de pouvoir être en lien avec un être humain… »
Je me suis retrouvé baladé de service en service, jusqu’à être épuisé et baisser les bras.
La dématérialisation accélérée des démarches qui se font de plus en plus en ligne (en même temps que les guichets physiques disparaissent) ne fait qu’accentuer le fossé qui sépare les plus précaires de leurs droits. « Et encore, les étudiants dont je vous parle, ils maîtrisent Internet, savent lire et écrire. Ils sont moins démunis que d’autres pour décrypter les phrases alambiquées de notre administration », constate Pascaline.
« On est traité comme des numéros », résume Karim, bénévole à Saint-Quentin et lui-même en situation de non-recours durant plusieurs années. « Tout est compliqué dans les démarches quand on n’est pas accompagné par un tiers ou une association », explique le presque quarantenaire qui a vécu à la rue, sans pouvoir mener à terme sa demande de RSA.
« Il me manquait plein de papiers, j’étais bloqué pour tout. Je me suis retrouvé baladé de service en service, jusqu’à être épuisé et baisser les bras. » Car les démarches demandent du temps et de l’énergie, dont les plus précaires, qui se battent pour surnager, manquent.
Refus d'être stigmatisé
Plus minoritairement, le non-recours peut être volontaire. Une forme de choix, motivé notamment par le refus d’être stigmatisé, rangé sous l’étiquette « assisté » véhiculée par certains discours politiques et médiatiques.
« J’avais décidé, quelque part, de rester vivre dans la rue, alors je ne voulais pas quémander une aide, être un boulet », se souvient ainsi Franck, la quarantaine, qui vit dans la Loire. Il admet avoir mis de longs mois avant de demander le RSA ainsi qu’une couverture maladie. « Je n’étais pas dans ce système-là, je me débrouillais seul. Aujourd’hui, il m’arrive parfois de regretter de dépendre de la société pour vivre, c’est une grande gêne. »
Certains préfèrent se contenter de la manche, ou se faire aider par la famille ou la communauté.
A Amiens, Ghislaine, responsable bénévole de l’équipe du Secours Catholique, s’est trouvée confrontée à cette réalité : « Parmi les personnes accompagnées, certaines nous ont dit qu’elles étaient au courant de leur droit au RSA, mais qu’elles préféraient s’en passer, par crainte de rentrer dans le système et de se retrouver sans rien un jour. Elles préfèrent se contenter de la manche, ou se faire aider par la famille ou la communauté. »
Un discours qui a d’abord surpris Ghislaine, elle-même allocataire du RSA, avant qu’elle ne finisse par le comprendre. « Je me suis retrouvée un jour dans la galère parce qu’ayant repris un travail à temps partiel, mes droits devaient être recalculés. Le temps que ce recalcul se fasse, ça a été financièrement très compliqué. Alors je comprends la crainte de certains : votre situation peut changer du jour au lendemain. »
Déclic
Le déclic qui conduit à recourir à ses droits peut finir par arriver : pour Franck, ce fut une obligation de soins prononcée par un tribunal, qui l’a amené à se faire accompagner et à demander le RSA. Pour d’autres, c’est un pépin de santé qui pousse à prendre la complémentaire santé de base, la CMU-C par exemple.
Dans tous les cas, l’accompagnement par un tiers (un membre de la famille, un bénévole, un travailleur social) est décisif. « C’est un bénévole du Secours Catholique qui est venu me voir alors que je faisais la manche devant Monoprix, raconte ainsi Karim, à Saint-Quentin. Il m’a permis de reprendre le fil de mes démarches. Aujourd’hui, je perçois le RSA, j’ai trouvé un logement et j’ai même commencé à faire des missions en intérim. »
Ce sont des économies honteuses et de courte vue car elles plongent les personnes dans une plus grande précarité.
L’une des solutions efficaces pour résoudre le problème de la méconnaissance des droits et celui de la complexité des démarches est demandée par le Secours Catholique et ses partenaires : il s’agit de simplifier les démarches et de progresser vers l’automaticité des droits. C’est « l’horizon » à défendre, malgré les obstacles techniques, souligne Daniel Verger.
Le jeu en vaut la chandelle. S’agissant du seul RSA, le non-recours est une source d’économies budgétaires évaluée entre 3 et 5 milliards d’euros. « Ces économies sont réalisées sur le dos des pauvres, souligne Daniel Verger. Ce sont des économies honteuses et de courte vue car elles plongent les personnes dans une plus grande précarité et mettent à mal la cohésion sociale. »
Attentifs
Pour Daniel Verger, les responsabilités du non-recours sont partagées, entre d’une part « les pouvoirs publics, qui laissent les choses filer, ne mettent pas en place des objectifs suffisamment contraignants de réduction du non-recours » et, d’autre part « la société toute entière et les associations comme la nôtre : nous devons être davantage attentifs à cette réalité, car ce sont justement les personnes isolées ou peu accompagnées qui se retrouvent en situation de non-recours ».
À Saint-Quentin, Pascaline l’affirme : depuis sa participation à l’étude, l’équipe de bénévoles est plus vigilante. « Derrière les premiers besoins exprimés par les personnes, comme le besoin alimentaire, on a appris à “creuser”. On est passé de rendez-vous de quinze minutes à des entretiens de trente à quarante-cinq minutes. On a transformé notre façon de faire. »
* Revenu de solidarité active
** Aide personnalisée au logement
Une étude pour approfondir les réalités du non-recours (ou non accès ) aux prestations sociales, pour mieux comprendre et mieux répondre. Elle privilégie une analyse à partir des personnes rencontrées, en leur donnant la parole comme premiers acteurs de la lutte contre la pauvreté. Ce parti pris permet de prendre en compte les limites des politiques publiques de lutte contre le non-recours à partir des premiers concernés. Concrètement, cent vingt personnes ont accepté de répondre à un questionnaire spécifique, dans six départements de France métropolitaine, et des entretiens approfondis ont été menés avec trente personnes.
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