Mères seules : la débrouille au cœur du quotidien de Sana, Laurence et Nathalie
La France compte près de 2 millions de familles monoparentales, en majorité des femmes célibataires et leurs enfants. Une population particulièrement à risque de pauvreté. Logement, travail, isolement, éducation… Ces mères solos composent avec toutes les difficultés auxquelles elles font face au quotidien. Nous avons suivi trois d'entre elles, dans le Rhône, en Isère et en région parisienne.
Mère à temps plein
Voilà près de deux ans que Sana a emménagé entre les murs vides d'un HLM de Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon (Rhône), mais il lui arrive encore d'avoir l'impression de rêver. « Chacun sa chambre ! Merci mon Dieu. Je n'aurais jamais cru avoir un jour un appartement pareil », répète la trentenaire, dans le salon du trois-pièces dont elle peaufine l'aménagement et la déco.
C'était début 2020, le confinement s'apprêtait à figer la France. Pendant ces semaines d'isolement, Sana et ses deux enfants, Israa (5 ans) et Rayan (7 ans), ont vécu dans leur nouvel appartement sans table ni gazinière, dormant à trois dans un lit, mais dans le réconfort d'une stabilité retrouvée. Un an plus tôt, Sana fuyait avec eux la Corse et son ex-mari violent. Pour seuls bagages, deux sacs.
S'en sont suivis plusieurs mois d'errance, de nuits à l'hôtel et en foyer, jusqu'à loger un temps chez une tante près de Lyon. « Partout où l'on est passés, j'ai tout laissé derrière nous, retrace la jeune femme d'une voix douce. Je reconstruis une vie à chaque fois. »
Ce mercredi midi, Sana s’active dans la cuisine ouverte sur le salon. Ce jour de la semaine plus encore que les autres, quand les enfants ne sont pas à l’école, elle n’a pas une minute pour souffler. Depuis 2019, la jeune femme s’occupe seule à plein temps d’Israa et de Rayan, deux gamins pleins de vie qui se chamaillent autant qu'ils s'aiment et qu'elle surnomme « Tom et Jerry ».
Le matin, c’est elle seule qui a emmené Rayan chez l’orthophoniste. Elle est aussi seule pour préparer leurs repas, pour les presser quand il faut partir à un rendez-vous, pour les aider dans leurs devoirs… Sur le plan de travail, Sana déroule des pâtes à pizza et les garnit en vitesse. Les enfants patientent devant un dessin animé, puis passent à table. Aussitôt la première pizza engloutie, leur mère en enfourne une autre. A table, elle prend à peine le temps de s’assoir et déjà apporte les desserts…
Double peine
En France, un quart des huit millions de familles résidant avec au moins un mineur sont « monoparentales », soit 1,9 million, d'après l'Insee. Ces foyers vivent plus fréquemment dans la pauvreté et dans des logements surpeuplés. L'ex-mari de Sana n'honore pas toujours ses gardes, pendant les vacances, ni la pension alimentaire qu'il lui doit.
Une double peine pour de nombreuses mères : un quart des parents solvables n’ayant pas la garde principale de leurs enfants ne versent pas de pension à l'autre parent, selon une étude de la Drees. Soit parce qu'aucun montant n'a été fixé, soit parce que le parent débiteur refuse, même si un système de recouvrement automatisé est en train de se mettre en place.
L'Insee estime par ailleurs qu'après une rupture, le niveau de vie des femmes baisse en moyenne de 14,5%. Titulaire d'une licence de chimie, Sana avait mis de côté ses projets professionnels pour élever ses enfants lorsqu'elle était en couple. Sans le soutien financier de son ex-conjoint, elle ne peut compter que sur le RSA pour subvenir à leurs besoins.
La dégringolade
Pour Laurence aussi, la dégringolade a commencé par un déménagement forcé. Face à une vue grandiose sur le Vercors, elle remplit des cases sur une grande table qui sert aux devoirs, aux repas, à recevoir les visiteurs ; le mercredi, c’est le jour « de la paperasse administrative. ».
Rien ne prédestinait cette cinquantenaire, propriétaire d’une grande maison dans la campagne iséroise de Coublevie (à 25 kilomètres de Grenoble), avec son mari et ses trois enfants, à se retrouver dans la catégorie « famille monoparentale ». « Du jour au lendemain, mon mari est parti. »
En juillet 2020, dans l’impossibilité de garder la maison seule, en instance de divorce, l’assistante maternelle à domicile déménage quelques kilomètres plus loin, seule condition pour ne pas perdre les deux familles qui lui confient leurs enfants, parfois depuis plusieurs années.
« Je suis passée d’une maison de 250 mètres carrés à un appartement de 80 mètres carrés », précise-t-elle. Le logement social compte trois chambres, pour chacun de ses adolescents de 16, 18 et 20 ans. Il en manque une pour elle, qui passe plusieurs mois sur le canapé d’angle qui meuble la pièce principale, jusqu’à ce que l’aînée trouve un appartement à Grenoble.
Si le loyer, l’eau, l’électricité ont drastiquement diminué par rapport au logement précédent, le changement de lieu impacte brutalement son travail.
Situé au bord d’une nationale, entre la ville de Voiron et la campagne de Coublevie, l’appartement ne séduit pas les familles en recherche de garde. « Dans mon métier d’assistante maternelle, la maison compte plus que la personne », a récemment constaté Laurence, amère.
Pas de jardin, une seule chambre (la sienne) pour la sieste des trois ou quatre petits dont elle s’occupe. « Ça ne plaît pas à toutes les familles, et il faut assumer », raconte-t-elle, ce qui n’a jamais été un choix.
Aujourd’hui, Laurence ressent « un sentiment d’injustice très fort » : « Je n’ai pas vraiment voulu être assistante maternelle à domicile, je recherchais un autre travail dans le social qui m'aurait amenée à me déplacer ; et mon mari a refusé parce qu’il a préféré s’épanouir professionnellement et que moi, je reste à la maison. »
Emplois fragilisés
Nathalie, 52 ans, voit également son emploi fragilisé par sa situation de mère célibataire. C’est une petite femme énergique et volubile, le regard franc et la voix douce. Elle semble elle-même incrédule, cet après-midi d’octobre, quand elle raconte que ces dernières semaines, elle a « baissé les bras » et arrêté ses CDD pour une société de ménage.
« J'ai toujours été dynamique. Quand j'avais un travail, j'essayais d'être à l'heure, de ne pas le perdre », insiste-t-elle. Mais les derniers mois ont eu raison de ses forces psychiques. Nathalie réside dans le Val-d'Oise, au nord de Paris, et a encore la charge de deux enfants : un fils de 23 ans issu d'une première union, qu'elle élève seule depuis ses 6 ans, et une ado de 13 ans.
Mon lit est à côté de la fenêtre, celui de Sarah près de la table. Je suis insomniaque, j'ai perdu beaucoup de poids, je n'arrive plus à me lever le matin.
En 2017, elle quitte le père de sa cadette, Sarah, et se retrouve sans domicile, n'échappant à la rue que grâce à la solidarité de ses proches. L'obtention d'un HLM, en 2018, lui offre un répit. Mais la mère et sa fille étouffent dans leur deux-pièces, surtout depuis les confinements. Elles ont traversé des périodes de dépression.
La chambre revient au fils aîné, toutes les deux se partagent le salon. « Mon lit est à côté de la fenêtre, celui de Sarah près de la table, décrit la mère. Je suis insomniaque, j'ai perdu beaucoup de poids, je n'arrive plus à me lever le matin. »
Sarah non plus n'a pas toujours le moral. Sa mère se trouve parfois désemparée. « J'aimerais savoir comment l'aider à se sentir mieux », glisse Nathalie qui manque d'interlocuteurs à qui confier ses doutes. Elle espère retrouver vite la force de retravailler, quand toutes les deux iront mieux. Si le fils aîné quitte le domicile, Sarah aura enfin sa chambre.
Nathalie a la chance que son ado soit suffisamment grande pour rentrer seule du collège. « Elle a ses clés, elle est autonome ».
Ce n'est pas le cas des deux enfants de Sana, à Vaulx-en-Velin. Cette dernière cherche du travail, mais voit ses options limitées. Dans l'idéal, la trentenaire aimerait mettre à profit son diplôme pour exercer comme laborantine. « Mais quand on n'a pas travaillé depuis longtemps, c'est compliqué de trouver dans ce secteur », constate-t-elle.
Ces derniers mois, Sana accepte ce qu'elle trouve : caissière ou agent des écoles maternelles (Atsem). Elle enrage parfois du faible spectre des métiers, très féminisés, qui lui sont proposés. « Je passe déjà mon temps à faire le ménage et à élever mes enfants… J'aimerais travailler dans quelque chose de différent. »
Sana sort d'une formation aux « compétences transverses » (savoirs de base, définition d'un projet professionnel, etc.) suivie d'un stage au service RH de la mairie de Vaulx-en-Velin. « Ça m'a éclairée un peu, estime-t-elle. J'aimerais travailler à mon compte, je suis du genre indépendant, mais je ne sais pas encore dans quoi tellement j'ai perdu confiance en moi. »
Passer le permis, une priorité
Sa disponibilité est contrainte par la garde d'Israa et de Rayan. En août, leur père aurait dû les emmener en vacances, alors que le centre aéré fermait et que Sana suivait sa formation. Il n'est jamais venu, obligeant leur mère à trouver d'urgence un plan B.
Sana se heurte à un dernier obstacle : elle n'a pas le permis. Le passer devient sa priorité, avant la formation, avant l'emploi. La jeune femme est convaincue que ce sésame débloquera ses autres difficultés. « C'est nécessaire pour tout, insiste-t-elle. Le travail, les courses, les urgences si un enfant est malade. »
Elle a le code de la route, mais il lui manque des heures de conduite et l'examen final. « Je ne trouve aucune aide pour financer ça, s'agace-t-elle. Celles qui existent vont aux gens qui n'ont pas du tout commencé la conduite ou qui ont perdu leur permis. »
Ce mardi matin, au volant, Laurence regarde sa montre frénétiquement, bloquée dans les bouchons grenoblois. Elle a dû poser sa journée pour emmener sa fille Lidy, qui souffre d’une malformation congénitale, à un rendez-vous médical prévu depuis six mois. « Il y a aussi l’orthodontie pour le plus jeune, les rendez-vous ophtalmo, tous les suivis administratifs, l’aide aux devoirs … »
Laurence est présente quotidiennement pour ses trois ados. « Jusqu’à présent je tenais leur père informé de tout ; il sait très bien que sa fille est suivie depuis la naissance, mais il ne gère rien. Alors j’ai arrêté. » Au risque de se faire réprimander par l’avocate de son ex-mari comme cela est déjà arrivé.
Lidy est préoccupée pour sa mère : « Même si elle le voit pas, tous les trois on s’inquiète un peu, ma grande sœur me dit souvent “maman elle a pas de sous, ne lui demande pas trop de choses” »... Mère et fille parlent à bâtons rompus dans la voiture ; l’argent n’est pas un sujet tabou. « Ça leur montre aussi que ce n’est pas en claquant des doigts que l’argent tombe… » explique Laurence qui confesse que la bourse étudiante de 465 euros par mois de Lidy va la soulager.
S'adapter
La pression financière s’est en effet accentuée depuis le début de l’année pour Laurence. « Actuellement, comme il me manque un enfant en garde, Pôle Emploi complète pour les mois difficiles. » Comme le mois de mars 2021 durant lequel elle a perdu plus de 600 euros en raison de l’absence d’un enfant atteint du Covid, des soucis concernant ses propres parents : l’hospitalisation de son père, et le placement en Ehpad de sa mère, malade d’Alzheimer. « Tout, j’ai tout géré toute seule. »
Il faut dire que Laurence n’est pas du genre à demander de l’aide à son entourage ; « Quand votre mari vous quitte, le regard des autres change. J'ai trouvé peu de bienveillance, même de mes amis proches. J’ai fait le vide, c’est vrai, et je me retrouve un peu isolée. »
Elle tient à évoquer aussi l’agression dont elle a été victime par son ex-mari, en décembre 2020. « Il m’attendait en bas de chez moi. Pour une histoire d’argent sur un compte commun, il a vrillé et m’a frappée au visage. »
Depuis, « dès que j’arrive à me stabiliser, il y a toujours un truc qui me tombe dessus, alors ça devient un mode de fonctionnement de s’adapter ! » laisse-t-elle échapper en riant. Il est arrivé que son aînée lui offre le coiffeur ou qu’elle accepte, difficilement, un chèque de quelques centaines d’euros de son père.
Très pragmatique, elle envisage aujourd’hui de « faire quelques heures de ménage », pour financer un nouveau lit pour Lidy, pallier les retards de salaires de son aînée ou acheter une bonne paire de chaussures dont le cadet a besoin.
Dès qu'un coup de pessimisme arrive, je me dis : "Ne laisse pas le négatif te gagner".
Élever seule ses enfants, c’est une école de la débrouille, confirme Sana, à Vaulx-en-Velin, qui court derrière les aides pour financer son permis, les braderies pour vêtir ses enfants.... Avec son caractère de « battante », la trentenaire s'accroche, épargne autant qu'elle peut et tente de garder le moral.
« Dès qu'un coup de pessimisme arrive, je me dis : "Ne laisse pas le négatif te gagner", glisse-t-elle. Je m'autorise parfois à lâcher prise, mais à condition de me relever. Je regarde mon appartement où il n'y avait rien et je me dis qu'on peut déjà être satisfait de notre vie. » Elle qui n'avait ni amis ni familles dans le Rhône s'efforce aussi de s'entourer, car la monoparentalité isole.
S'entourer pour mieux gérer le quotidien
Ce mercredi après-midi comme plusieurs fois par semaine, Sana emmène Israa et Rayan à la Maison des familles* de Vaulx-en-Velin, une bâtisse claire aux volets parme. Aussitôt passé le porche, les enfants s’éparpillent. Israa enfourche une moto rouge qu’elle fait crisser sur le gravier du patio, Rayan court rejoindre des garçons de son âge. L'équipe, les bénévoles et les mères qui fréquentent le lieu sont leur « deuxième famille ».
Précieux pour le moral de leur mère, et au-delà. « Jusque-là, quand l'école demandait une personne à prévenir en cas d'urgence, je n'avais personne », remarque Sana. Une autre mère, Meriem, l'épaule maintenant autant qu'elle peut. « Elle est là pour tout ! s'illumine Sana. Son sourire suffit à ce que je me sente mieux. » C'est elle qui a gardé les enfants quand leur père a fait défaut, ou quand la section d'Israa, au centre aéré, a fermé pour cause de Covid.
Les bénévoles et les autres mères aident aussi Sana à prendre du recul sur sa situation, ce que le huis clos avec les enfants ne permet pas toujours.
Nathalie se rend également à la Maison des familles d'Ermont-Eaubonne, dans le Val d'Oise, avec Sarah. On les retrouve toutes deux dans ce pavillon aménagé comme un nid familial, avec canapés, jardin et salle de jeux, que fréquentent plusieurs autres mères isolées.
Ce midi, il y a là Aurore, 32 ans, qui élève seule Maël, un blondinet de 20 mois un peu intimidé par les regards posés sur lui. Ou Baya, 45 ans, et sa fille Anfel, qui joue avec les plus petits.
Nathalie et sa fille s’affairent dans la vaste cuisine aménagée. Les plats défilent sur la table commune. Le temps d'un déjeuner comme celui-là ou d'un atelier « beauté », les soucis disparaissent, assure Nathalie, qui prend plaisir à retrouver ses paires. « Il m'arrive de passer des journées enfermée chez moi, mais je finis par me dire : "Allez, aujourd'hui, je passe à l'association. Parler à des gens, avoir de la bonne humeur, partager un moment ensemble, ça occupe l'esprit. »
Laurence, quant à elle, compte surtout sur ses trois enfants. « Ce déménagement nous a permis de trouver un équilibre serein et cette épreuve nous a soudés », confie-t-elle. Des enfants sur le point de prendre leur envol et un travail qui bat de l’aile, Laurence, optimiste par nature, y voit peut-être le signe d’une nécessité de changements.
Elle envisage de retourner à sa formation initiale de technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) pour accompagner et soutenir des familles qui rencontrent des difficultés passagères. Une boucle qui se boucle pour un nouveau départ ?
* Les maisons des familles sont des lieux d'accueil, d'échange et de rencontre pour les familles ont été créés par plusieurs associations dont les Apprentis d'Auteuil, ATD Quart Monde et le Secours Catholique.