La Maison Sésame à Villeurbanne : un « tiers-lieu » pour faire du lien
Implantée à Villeurbanne, près de Lyon, depuis deux ans, la Maison Sésame devient un "tiers-lieu" où se pense autrement l'intégration des personnes en situation d'exil et où se redéfinit le lien entre accueillis, bénévoles, habitants et associations.
« Alors, hier, il y a cet homme qui est arrivé du Congo. On a cherché des solutions pour sa situation ». À peine arrivés à 9h ce mardi matin, une dizaine de bénévoles se partagent les nouvelles de la veille autour de la grande table d’une cuisine ouverte. Le café coule, une musique agréable s’échappe d’un espace qui ressemble à un salon. Un tour d’horizon rapide des lieux éveille l'imaginaire d’une vraie maison. Teuta dispose gâteaux et viennoiseries sur des assiettes, avant l’ouverture des portes au public. « C’est comme ma deuxième maison, je retrouve une famille ici » s’exclame la jeune femme de 36 ans. Arrivée du Kosovo il y dix ans, Teuta est bénévole à la Maison Sésame depuis plusieurs années. « Sans papiers je ne peux pas travailler alors je viens discuter, créer du lien et apporter ma petite aide.
La Maison Sésame, qui a emménagé il y a deux ans dans le quartier Grand Clément de Villeurbanne, près de Lyon, propose trois matinées par semaine des cours de français pour des personnes en situation d'exil. C’est l’une des activités principales de cette structure qui fête ses 40 ans en 2023. « Le projet initial est né dans les années 80 à Lyon, avec pour vocation d’être un lieu d’accueil et d’accompagnement de demandeurs d’asile en précarité d’hébergement, explique John Carron, salarié au Secours Catholique du Rhône et animateur du lieu. Petit à petit, il est devenu une véritable maison qui propose des initiatives multiples comme des ateliers de couture et de cuisine pour créer du lien, et un apprentissage du numérique et du français.
« Dans cette image je regarde une femme qui est enceinte, je pense qu’elle veut accouchement ». Une jeune femme timide prononce chaque mot distinctement. « Bravo Raouda, peux-tu me redire la phrase ? la félicite Marie, qui assure le cours des débutants dans l’une des trois classes de FLE (français langue étrangère). Je vais l’écrire au tableau pour que l’on corrige tous ensemble. » La bénévole s’appuie sur des peintures réalisées par des réfugiés passés par la Maison Sésame. L’accent de Raouda, venue du Soudan, s'entremêle aux accents russe, kazakh, congolais, albanais et arménien des six autres apprenants.
En France depuis trois ans, Raouda a découvert la Maison Sésame il y a seulement quatre mois grâce à sa voisine de table, Moldir, originaire du Kazakhstan. Toutes deux habitantes du quartier, elles se sont rencontrées devant l’école de leurs jeunes enfants. Arrivées sans parler un mot de français, les deux jeunes femmes ont poussé la porte de la Maison Sésame avec l’immense soulagement de pouvoir enfin être accompagnées… et occupées. « J’ai obtenu mon statut de réfugiée pour dix ans au début de l’année 2023 », explique Moldir, biologiste de formation, en France depuis quatre ans, « mais depuis je ne trouve pas de travail.
De l’autre côté de la table, Selman porte un regard attendri sur les deux jeunes femmes. Il sourit, les encourage. Selman fréquente l’association depuis 2019. « J’étais soudeur en Russie mais un accident du travail m’empêche depuis d’exercer un métier physique » raconte-t-il, montrant son bras droit handicapé. « À cause de mon titre de séjour à renouveler tous les trois mois je ne peux pas trouver un emploi stable », ajoute cet homme dont le visage, marqué par la vie, redevient enfantin lorsqu’il sourit. Aujourd’hui, son job d’agent dans une école proche de la Maison Sésame le contraint à des horaires saccadés. « Je viens donc ici, je rencontre des gens, je parle français ; qu’est ce que je ferais sans la Maison Sésame ?
« Tu peux être fière de toi Raouda, tu progresses de jour en jour ! » Marie adresse une parole valorisante à chaque apprenant. Cette jeune retraitée cherchait à s’engager auprès de personnes en parcours d’exil après avoir expérimenté l’accueil chez elle. « C’est tellement enrichissant de pouvoir partager un quotidien avec des personnes qui ont des vies si différentes des nôtres…, témoigne-t-elle. Cela m’a ouvert l’esprit pour être un soutien mais aussi dans l’échange avec elles ! » Après une carrière dans l'enseignement spécialisé en collège, il était naturel pour Marie de donner de soi en enseignant la langue française : « Je suis rigoureuse ! témoigne-t-elle. Ce n'est pas parce qu'on est bénévole qu'on va faire un cours au rabais. C'est vraiment important d’offrir un enseignement de qualité et d’avoir la volonté que les personnes se sentent valorisées. Les cours ici se passent vraiment dans un bain d’humanité !
À la Maison Sésame, la matinée est minutée. Une petite pause est accordée. Les dizaines d’apprenants et bénévoles se retrouvent dans l’espace commun décoré d’une immense carte du monde. Christine inscrit des noms de toutes origines sur un large tableau blanc. C’est qu’en parallèle des cours de français trois autres bénévoles enchaînent les rendez-vous pour accompagner les étrangers dans leurs démarches de demande d’asile ou de titre de séjours. De nouveaux arrivants poussent la porte tous les jours. « L’aide à l’accès aux droits que nous faisons ici dépasse le seul aspect administratif », témoigne Christine qui depuis de nombreuses années écoute des histoires de vie et tente de trouver des solutions aux situations d’urgence.
Ce jour-là, Eulalie fait un passage imprévu pour lui dire bonjour. Cette femme originaire du Congo semble en bien meilleure forme qu’il y a six mois, quand elle était affaiblie par des nuits à la rue en plein hiver. « Pour Eulalie - qui a trois enfants, des problèmes respiratoires, et qui se trouve dans un parcours migratoire complexe - nous avions fait une demande d’asile concomitante à une demande de titre de séjour “étranger malade” tout en trouvant des solutions au jour le jour pour qu’elle soit hébergée », se souvient Christine.
Ces situations sont ensuite partagées dans un temps de débrief collectif qui a lieu à 11h30, dans le coin salon. Les bénévoles discutent du déroulement des cours, de l’ambiance générale, des situations préoccupantes… Ce qui frappe d’emblée, c’est le mélange des générations et des cultures au sein de cette équipe d’encadrement. Une diversité de profils qui rend concret l'enjeu pour la Maison de donner une place à chacun.
« La question de l’isolement est notre fil rouge à la Maison Sésame. Elle est centrale pour réfléchir à comment être ensemble et comment faire ensemble », explique John Carron. Il y a deux ans, entouré de bénévoles très impliqués, l’animateur a initié une large réflexion pour faire évoluer le projet vers un « tiers-lieu ». « Nous avons élaboré des réponses à ces deux questions : que souhaite-t-on vivre à la Maison Sésame ? Comment les personnes accueillies peuvent pleinement prendre part à la vie du lieu ? ». Le déménagement dans ce quartier de Villeurbanne en pleine restructuration a été l’impulsion qu’il manquait pour donner forme à cette ambition de “faire ensemble” « Le concept de "tiers-lieu" s’est imposé pour permettre toutes les connexions culturelles et les rencontres qui débouchent parfois sur des amitiés et un lien assez unique avec les habitants et les associations du quartier » explique John Carron.
Sous la chaleur brûlante du début d’après-midi, une dizaine de femmes se dirigent vers un immense hangar. À quelques rues de la Maison Sésame, les Ateliers Frappaz, centre national des arts de la rue et de l'espace public, les accueillent pour participer à la confection des costumes des 300 danseurs qui défileront lors de la biennale de la danse. « Je viens ici pour passer le temps, coudre m’occupe et m’évite de déprimer », confie Hélène, un pic en bois dans une main et un tube de colle dans l’autre.
En France depuis 2005, cette Congolaise n’a jamais obtenu de papiers. Mariam, penchée sur la confection d’un costume de hérisson, acquiesce : « On partage ensemble nos douleurs de l’exil, c’est très important d’être unies. On vient toutes d'horizons divers mais on ne se sent pas étranger à la Maison Sésame. Il y a cette chaleur, vraiment, qui ne dit pas son nom, et c'est bénéfique pour chacune d'entre nous. » Mariam ajoute qu' elle n’est pas à plaindre. Pacsée avec un Français, elle attend depuis un an un papier de la Préfecture qui lui ouvrirait les portes d’un emploi. En vain. Enseignante dans son pays d’origine, la Côte d’Ivoire, elle a voulu mettre à profit ses compétences pour donner des cours de français au sein de l’association.
Pendant que Clémence, la costumière des ateliers, donne les consignes, s’enthousiasmant au passage de ce partenariat avec l’association, Mariam traduit du français au bambara auprès de trois femmes sur une table d’atelier un peu à l’écart : « Elles ont une vie extrêmement difficile qui les a poussées à quitter la Guinée. Leur histoire est incroyable car elles se connaissaient à peine au pays mais elles se sont retrouvées à la Maison Sésame. Heureusement pour elles car elles dorment à la rue, l’une d’elles a une enfant, elles se protègent et s’entraident les unes les autres. » Le temps de l’après-midi, quelques timides paroles seront échangées entre des habitantes du quartier et les femmes de la Maison Sésame. C’est un des objectifs que s’est donné la Maison : s’ancrer dans le territoire pour créer du lien.
Une réflexion est également menée concernant le mode de gouvernance du tiers-lieu : comment l’administrer sans recourir à une fonction de direction et en impliquant tout un chacun ? « Ce ne sont pas seulement des bénévoles ou des réfugiés qui sont dans cette maison, ce sont des êtres humains, qui la font pousser et la font vivre en apportant chacun leurs capacités, conclut Marie, engagée corps et âme dans le projet. À nous de bien réfléchir à la façon dont nous pouvons faire exister ce potentiel